Acteurs internationaux


- Quelle définition des acteurs internationaux ?

Dans leur ouvrage paru dans la collection Que sais-je ? consacrée aux relations internationales Philippe Braillard et Mohammad-Reza Djalili considèrent que « dans le domaine des relations internationales, on peut considérer comme acteurs les entités dont l’action dépasse le cadre des frontières d’un État et qui donc participent activement aux relations et communications traversant les frontières. ». Ils précisent toutefois qu’il ne faut pas confondre « acteurs » et « facteurs » des relations internationales. En effet « de nombreux déterminants sont à l’œuvre dans ces relations, sans qu’il s’agisse toutefois d’acteurs à proprement parler : il en est ainsi de l’espace, de la démographie, de la technique, de la culture, de l’idéologie, etc. Ce sont des facteurs qui conditionnent la vie internationale et l’action des entités qui l’animent. Pour que l’on puisse parler d’acteur, il faut toutefois que l’on soit en présence d’une entité sociale, structurée ou, à la limite, d’un individu s’appuyant sur une organisation ou représentant un idéal reconnu. Il faut par ailleurs que cet acteur jouisse d’une certaine autonomie de décision et d’action par rapport aux autres acteurs internationaux… »

- Quels sont les différents acteurs internationaux ?

Comme le dit Hubert Védrine dans son Dictionnaire amoureux de la géopolitique, jusqu’au XIXe siècle, « c’était une évidence, et non un choix, de constater que seuls les « souverains » (rois, empereurs, papes) entretenaient des relations internationales (de coopération, d’alliances ou conflictuelles) entre eux. C’est la base des grands traités pacificateurs et structurants de Westphalie », traités signés en 1648 pour mettre fin à la guerre de 30 ans sur lesquels nous reviendront car ils consacrent la suprématie de l’Etat sur la scène internationale. Il ajoute que « avec le temps, et de plus en plus, d’autres intervenants sont apparus : les parlements, les partis politiques internationaux, les diverses Eglises, les organisations internationales (le système de l’ONU, le FMI - des cadres plutôt que des pouvoirs), puis une myriade d’ONG [...], les grandes entreprises mondiales, les médias, les fédérations sportives, les stars diverses, les lobbies, les réseaux divers, etc. Impossible d’être exhaustif ! ». Selon lui, il ne faudrait pas en conclure trop vite que l’Etat en tant qu’acteur a disparu. En effet, il rappelle à juste titre que ce sont toujours les Etats qui négocient, qui concluent, s’engagent, signent et mettent en œuvre les traités.

- Les différentes classifications.

Nous pouvons classer ces différents acteurs de différentes manières :

- Les acteurs traditionnels (Etats) et nouveaux (organisations internationales, ONG, grandes entreprises mondiales, diverses Eglises, médias, fédérations sportives, etc.). Mais cette classification n’est pas exempte de critiques. En effet quid de l’ordre religieux des Templiers fondé en 1129 ou des compagnies des Indes orientales fondée toutes les trois au XVIe siècle (britannique en 1600, néerlandaise en 1602 et française en 1664 par Colbert) ? Ces acteurs religieux et économiques qui précèdent la reconnaissance de l’Etat comme acteur principal des relations internationales au XVIIe siècle peuvent-ils véritablement être considérés comme de nouveaux acteurs ?  

- Les acteurs légaux (Etats, organisations internationales, ONG, grandes entreprises mondiales, etc.) et illégaux (mafias, groupes terroristes, hackers, etc.). Mais là encore la classification n’est pas satisfaisante. En effet, quid des opérations clandestines des services de renseignement extérieurs à l’image de la CIA ou du Mossad qui agissent au service de leurs Etats ? Quid du périmètre d’action très floue des sociétés militaires privées à l’image de l’américaine Blackwater (aujourd’hui nommé Academi) ou plus récemment des exactions commises par Wagner en Afrique et en Ukraine ? Quid du contournement des législations nationales par certaines firmes transnationales ou du versement de pots-de-vin à des intermédiaires locaux pour se positionner sur des marchés et décrocher des contrats en coiffant au poteau les entreprises concurrentes ? Quid des mafias qui investissent massivement dans l’économie légale ?

Par ailleurs la légalité sur la scène internationale est parfois une notion floue, difficile à appréhender ou à vérifier : en témoigne l’inspection musclée le 13 août 2023 par la marine russe, après des tirs de sommation, du navire de commerce turc Sukru Okan, battant pavillon de la république de Palaos (Océanie), et naviguant en mer noire en direction du port d’Izmail en Ukraine. S’il s’agissait officiellement pour les autorités russes de vérifier qu’il ne transportait pas de « marchandises interdites », cette opération est, du point de vue du droit international, strictement illégale. En effet, suite aux tirs de sommation effectués le dimanche 13 août entre 6 et 8 heures à 40km des eaux territoriales turques (et donc dans les eaux territoriales russes), les données de navigation du navire, accessibles via Marine Traffic, montrent qu’il a modifié son cap vers l’ouest et qu’il est entré à nouveau dans les eaux territoriales turques aux alentours de 11 heures (fuseau horaire de Moscou). La vidéo de l’arraisonnage publiée dimanche soir par la télévision russe et dont le but est visiblement de dissuader tout autre navire de commercer avec l’Ukraine, montre un soleil bien trop haut pour que la scène se soit déroulée aux environs de 6h40 comme l’affirme Moscou. Autrement dit l’arraisonnage du navire semble avoir été effectué dans les eaux territoriales turque.

Autre exemple : la destruction le 4 février 2023 du ballon « espion » chinois qui survolait les Etats-Unis par un missile tiré par un avion de chasse au-dessus de l’océan Atlantique et saluée par le président américain Joe Biden fait débat. Pour le Général Dominique Trinquand, les Américains étaient en droit d'abattre un ballon qui survolait leur espace aérien de façon irrégulière. Or comme le rappelle Alain Juillet, ancien directeur de la DGSE, dans une conférence datée du 6 juillet 2023 à l’Atelier de la langue française, l’espace commence, selon les traités internationaux à 30km d’altitude. Le ballon « espion » chinois se trouvait selon lui à plus de 35km d’altitude. Les Etats-Unis n’étaient donc pas en droit d’abattre un objet se situant dans un espace international. Nous voyons ici que la frontière entre légalité et illégalité est parfois difficile à cerner.

- Les acteurs étatiques (Etats, organisations internationales) et non étatiques (ONG, firmes multinationales, groupes terroristes, mafias, etc.). Cette typologie, bien qu’imparfaite, me semble la plus appropriée. C’est celle que nous appliquerons. Nous diviserons cependant les acteurs non-étatiques en deux sous-catégories, légaux et illégaux, en prenant en considération toutes les réserves précédemment évoquées.

Pourquoi s’intéresser aux acteurs des relations internationales ?

La multiplication des acteurs sur la scène internationale rend beaucoup plus complexe qu’avant la compréhension des phénomènes qui s’y déroulent. L’imbrication des différentes logiques d’acteurs est de plus en plus délicate à cerner tant les intérêts de ces derniers s’entremêlent et fluctuent en fonction des circonstances. Il est donc nécessaire de bien les identifier et de comprendre comment ils interagissent afin d’améliorer sa lecture de l’actualité internationale.

Quelles disciplines ou méthodes permettent au mieux de comprendre les interactions de ces acteurs sur la scène internationale ?

L’étude des relations internationales permet de comprendre les interactions de ces différents acteurs sur la scène internationale. Ce sujet d’étude nécessite le recours à plusieurs disciplines que sont la politique internationale, le droit international, l’économie internationale, l’histoire des relations internationales et de plus en plus de la géopolitique, discipline issue de la géographie, à laquelle nous nous initierons au second semestre. Nous aurons largement le temps de définir cette discipline, elle-même à l’embranchement de plusieurs autres disciplines, mais voici quelques éléments de définition.

Une des idées fortes de la géopolitique est qu’un Etat ne peut complétement s’abstraire de sa géographie. Les choix politiques de ses dirigeants sont en partie déterminés par les caractéristiques physiques et humaines du territoire sur lequel il exerce son autorité (« la politique d’un Etat est dans sa géographie » disait Napoléon). Par exemple la Russie a historiquement rechercher des accès aux mers chaudes en raison de l’impossibilité d’exploiter ses vastes littoraux au Nord, couverts de glaces la majeure partie de l’année. Cette caractéristique physique permet en partie de comprendre le soutien indéfectible de la Russie au régime de Bachar al-Assad depuis le début de la guerre civile syrienne en 2011 pour protéger sa base navale de Tartous et l’annexion de la Crimée en 2014 lui donnant un magnifique balcon sur la mer Noire communicant avec la mer Méditerranée. Le recours à d’autres disciplines comme la politique internationale ou l’histoire des relations internationale permettra de compléter la compréhension de la géopolitique russe en mettant en lumière par exemple la compatibilité des régimes et les liens diplomatiques historique et durables entre Damas et Moscou tout au long de la guerre froide ou la première annexion de la Crimée en 1783 par Catherine II à l’issu de la septième guerre russo-turque avant qu’elle ne soit cédé à la République socialiste d’Ukraine en 1954.

La géopolitique, en tant que branche de la géographie prend donc en considération les espaces et les acteurs qui y interagissent. Pour Yves Lacoste il s’agit de « l’analyse des rivalités de pouvoir sur des territoires ».

Mais avant de nous intéresser aux relations internationales par le prisme de la géopolitique, nous devons identifier et définir, de la manière la plus exhaustive possible, les différents acteurs qui interagissent sur la scène internationale. Quand apparaissent ces différents acteurs ? quelles sont leurs spécificités ? Comment s’organisent-ils ? Quelles stratégies adoptent-ils ? Quels outils utilisent-ils ? Quels sont leurs atouts et leurs faiblesses ? Quelle est la nature de leurs liens réciproques ? Quand collaborent-ils ? Comment collaborent-il ? Quand entrent-ils confrontation ? De quelle manière ? Quels sont les enjeux de ces collaborations et de ces confrontations ? Autant de questions auxquelles nous auront l’occasion de répondre à travers les différentes séances de ce cours consacré aux acteurs internationaux.

 

I- Les acteurs étatiques.

1- Au commencement des relations internationales était L’Etat.

a- L’Etat-nation, une réalité difficile à appréhender.

Depuis les traités de Westphalie, en 1648 qui mettent fin à la guerre de 30 ans, la suprématie de l’Etat est admise sur la scène internationale. Il apparait comme la seule organisation légitime et l’acteur de référence du système international. En effet, ces nombreux traités noués entre Etats permettent de constituer un système international durable.

L’Etat se définit par ses éléments constitutifs que sont, comme le dit Pascal Boniface, le triptyque « un gouvernement, un territoire et une population ».

Cet Etat doit exercer sa souveraineté sur son territoire et être reconnu par les autres Etats sur la scène internationale. C’est d’ailleurs les traités de Westphalie qui vont reconnaitre la souveraineté des Etats. Autrement dit un Etat doit théoriquement exercer pleinement sa souveraineté interne et externe. La souveraineté interne signifie qu’il exerce de manière exclusive son pouvoir sur son territoire national afin d'assurer la pérennité et la cohésion de sa population. La souveraineté externe signifie qu’il bénéficie d’une indépendance absolue sur la scène internationale et qu’il n’y est soumis à aucun autre acteur. Les attributs de la souveraineté exercée par l’Etat peuvent être tangibles comme le monopole de l’exercice de la force sur son territoire, la capacité à battre sa propre monnaie et de contrôler ses frontières (qualifiées d’ailleurs de « westphaliennes ») et symboliques à l’image du drapeau, de l’hymne national, des fêtes nationales ou des langues officielles. Ces attributs donnent de la consistance au sentiment national et transforment l’idée nationale en force matérielle par la fierté et l’émotion qu’ils suscitent.

En d’autres terme cela signifie qu’un Etat souverain n’est théoriquement subordonné à aucun autre membre de la communauté internationale.

Les Etats sont en effet pensés comme une catégorie homogènes et considérés comme égaux en droit agissant principalement par l’intermédiaire de leurs représentants que sont les soldats et les diplomates dans une alternance régulière entre phases de guerre et phases de paix comme le constatait le très réaliste Raymond Aron. Clausewitz n’affirmait-il pas que « la guerre n’est que la continuation de la politique par d’autres moyens ».

Et ces manœuvres diplomatiques et ces guerres sont remportés par certains Etats et perdues par d’autres, ce qui fait émerger un paradoxe : dans un système international conçu pour des Etats pensés comme une catégorie d’acteurs égaux en droits, on constate qu’en réalité, ces Etats n’échappent pas à une hiérarchie. Celle-ci est le résultat d’une véritable lutte d’influence conditionnée par la logique de puissance. En conséquence certains Etats sont plus influents, plus puissants que d’autres.

Selon Guillaume Devin et Marieke Louis, dans leur ouvrage Sociologie des relations internationales, la puissance serait « la capacité d’un acteur à amener d’autres acteurs à faire ce qu’autrement ils n’auraient pas fait » et « la capacité de déterminer les règles du jeu ou, du moins, de ne pas se les faire imposer ». Pour être qualifié de puissance, un Etat doit rechercher une position dominante dans plusieurs secteurs : armement, technologie, ressources agricoles, industrie, énergie, transports, modèle culturel, etc. On peut les regrouper, comme le fait Joseph Nye, en deux catégories : le « hard power » (pouvoir militaire) et le « soft power » (pouvoir économique et culturel, capacité de persuasion, de séduction voire de manipulation). Pour être qualifié de puissance, un Etat ne peut se contenter d’exercer uniquement son hard power ou son soft power : il doit exercer un savant mélange des deux que Joseph Nye qualifie de « smart power » (pouvoir intelligent).

 

Pour finir de vous convaincre que l’Etat, s’il est considéré comme une catégorie homogène, n’en demeure pas moins un idéal-type dans sa conception westphalienne et d’un modèle qui correspond à des réalités contrastées, comparons l’Etat allemand à l’Etat chinois.

En effet, on parle de l’Etat allemand comme on parle de l’Etat chinois, comme s’il s’agissait de deux entités identiques et pourtant le premier est démocratique, le second autoritaire ; le premier est fédéral, le second est centralisé ; le premier exerce son autorité sur un territoire de 357 588 km², le second de 9.6 millions de km² couvrant du Nord au Sud les mêmes distances que celles qui séparent la Sibérie du Sahara ; le premier exerce son autorité sur une population de 83.2 millions d’habitants, assez homogène ethniquement, le second de 1.4 milliards d’habitants comportant pas moins de 56 ethnies. Par ailleurs, leurs capacités économiques et militaires sont très différentes. La Chine dispose par exemple d’un PIB de 17.7 billions de dollars et de 2 millions de soldats alors que l’Allemagne dispose d’un PIB de 4.26 billions de dollars et de 180 000 soldats. Est-ce donc la même chose de gouverner l’Allemagne et la Chine ? Les dirigeants chinois exercent-t-ils véritablement le même métier que les dirigeants allemands ? A l’évidence non et pourtant on parle dans les deux cas de chefs d’Etat.

 

De même, on utilise le même terme d’Etat lorsqu’on évoque les Etats faillis ou effondrés comme l’Afghanistan, l’Irak ou la Somalie, les micro-Etats comme les Maldives, le Bélize, le Liechtenstein ou le Vatican et les Etats non reconnus comme Taïwan ou la Transnistrie. Mais ils recouvrent chacun des réalités bien différentes. De même dans ces catégories, certains Etats semblent très différents les uns des autres. Les Maldives et le Vatican sont sans aucun doute très différents et pourtant ils sont tous deux des micro-Etats.

b- L’Etat sur la scène internationale

L’action des Etats sur la scène internationale, ce que l’on appelle la diplomatie, est traditionnellement l’apanage de leurs dirigeants et du personnel de leurs ambassades. La convention de Vienne sur le droit des traités énumère dans son article 3 les fonctions des missions diplomatiques résidentes dont les principales sont la fonction de représentation qui consiste pour une ambassade à représenter son Etat d’origine auprès d’un Etat étranger, la fonction d’observation qui consiste à collecter toutes les informations utiles à la conduite de l’action extérieure de l’Etat d’origine le plus souvent par l’entretien de contacts avec des responsables politiques, économiques ou culturels à l’occasion de réunions et de réceptions, la fonction de négociation originellement bilatérale (entre deux Etats) mais désormais multilatérale (entre plusieurs Etats et potentiellement avec d’autres acteurs) dans le cadre de négociations internationales, de la préparation de sommets ou de la représentations permanentes au sein des institutions intergouvernementales.

On peut ajouter à l’action des diplomates celle des services de renseignements extérieurs qui jouent un rôle important dans les négociations ou les conflits. Il s’agit d’une sorte de « diplomatie de l’ombre. ». Les plus connu sont la CIA, le MI6, le Mossad, la DGSE et le FSB. Ils réalisent pour l’Etat quatre missions principales que sont l’obtention d’informations fiables qui permettent de placer l’Etat dans la meilleure situation possible vis-à-vis de ses partenaires ou de ses adversaires, qu’ils s’agissent d’acteurs étatiques ou non, la protection de secrets contre la pénétration adverse grâce au contre-espionnage, la désinformation de l’adversaire en propageant de fausses informations afin de l’induire en erreur à l’image du 28e stratagème du « Mémo de la truite » adopteé à l’occasion de l’opération Mincemeat, la mise en œuvre d’actions de subversion comme des sabotages, des assassinats ou le financement de guérillas.

Même s’ils restent une pièce maitresse au service des Etats sur la scène internationale, les diplomates et les services de renseignements extérieurs deviennent néanmoins minoritaires parmi ceux qui participent à l’action extérieure de ces mêmes Etats. Ils agissent de plus en plus de concert ou entrent en rivalité avec des acteurs étatiques ou non-étatiques, légaux ou illégaux, à l’image des organisations internationales, des sociétés civiles, des firmes multinationales, des ONG, des médias, des mafias ou de groupes terroristes dans le cadre d’une interaction de facto multidimensionnelle (politique, économique, militaire, culturelle, etc.).

Pour exercer son influence sur la scène internationale, il convient donc pour un Etat de définir une stratégie qui englobe toute ces dimensions. Le champ d’action de l’Etat sur la scène internationale s’inscrit donc plus que jamais dans une stratégie multidimensionnelle et celle-ci nécessite désormais la coopération de tous les ministères. On peut à ce sujet évoquer la diplomatie publique qui préconise les efforts de communication à l’intention des populations étrangères afin de créer les conditions favorables à une négociation, la diplomatie économique qui vise à assurer un soutien au entreprise nationale qui exporte leur production au-delà des frontières ou encore la diplomatie culturelle qui se donne pour objectif de faire rayonner le pays à l’étranger.

Il est intéressant de noter que la définition que Hubert Védrine donne au mot « stratégie », dans son dictionnaire amoureux de la géopolitique, paru en 2021, intègre cette qualité multidimensionnelle. La stratégie ne définit plus seulement, comme son étymologie l’indique, l’art de conduire les opérations militaires à l’image des stratèges d’antan mais « n’importe quel ensemble d’actions coordonnées en vue d’atteindre un but précis dans quelque domaine que ce soit. »

Mais il ne suffit pas d’agir dans ces différents domaines pour s’imposer. Il faut être capable de les actionner simultanément, au bon moment et avec le bon dosage dans une stratégie déployant la meilleure combinaison possible. C’est ce que  Qiao Liang et Wang Xiangsui, deux officiers de l’armée de l’air chinoise appelle « la combinaison de forces » dans leur ouvrage intitulé La guerre hors limite paru en 1999. Il s’agit de recourir tout à la fois et dans les bonnes proportions à la puissance militaire mais également diplomatique, économique, culturelle, religieuse, informatique, biologique, etc. afin de l’emporter face à un ennemi dont la puissance militaire est supérieure. Il s’agit en somme, et c’est la thèse principale de l’ouvrage, d’élargir de champ de la guerre. Il s’agit pour les deux auteurs de mettre en œuvre une stratégie de combinaison de forces hors limite. Ne parle-t-on pas désormais de guerre économique ?

2- Les organisations internationales gouvernementales.

Les organisations intergouvernementale (OI), qui naissent au XIXe siècle, peuvent être considérées comme des acteurs étatiques car elles résultent de la volonté des Etats de s’unir autour d’un idéal de solidarité tout en fixant les règles qu’ils doivent unanimement respecter sur la scène internationale. Elles investissent donc assez logiquement le domaine de la guerre ou de la paix, jusqu’alors chasse gardée des Etats. Certaines sont de dimension régionale (ex : UE, ALENA, ASEAN, etc.), d’autres globale (ex : ONU, FMI, OMC, OMS, etc.).

a- La volonté de construire la paix à l’échelle globale.

Cette idée est née au lendemain du traumatisme de la Première Guerre mondiale sous l’impulsion du président américain Woodrow Wilson. Selon lui, c’est l’ancienne diplomatie, reposant sur l’idée d’un équilibre des puissances, qui a conduit l’Europe puis le monde au désastre et seule une organisation intergouvernementale peut garantir la paix entre les Etats : c’est la naissance de la Société des Nations.

Le maintien de la paix repose sur l’idée d’indivisibilité de la paix : un Etat qui attaque un autre Etat s’attaque à l’ensemble des Etats qui ont signé le Pacte de la Société des Nations et s’expose théoriquement à l’ensemble de leurs moyens militaires.

Mais certaines faiblesses sont inhérentes au fonctionnement de l’organisation : le fait que les décisions doivent être prises à l’unanimité des membres du conseil réduit l’efficacité de l’organisation. De même, l’absence de moyens militaires de l’organisation l’empêche de faire appliquer les sanctions qu’elle souhaite imposer. La faiblesse de la SDN est également due au manque de volonté des démocraties qui la composent. Par exemple, la remilitarisation de la Rhénanie par l’Allemagne nazie en 1936 a fait l’objet de condamnations qui ne seront pas suivies de sanctions.

Winston Churchill dira « La Société n'a pas échoué à cause de ses principes ou de ses conceptions. Elle a échoué parce que ces principes ont été abandonnés par les États qui l'ont fait naître, parce que les gouvernements de ces États ont craint d'affronter les faits et d'agir tant qu'il restait du temps ».

Prix Nobel de la paix en 1937, Lord Robert Cecil commente la disparition de l’organisation en ces termes : « La SDN est morte, vive l’ONU ! » En effet cette première organisation intergouvernementale jette les bases de l’Organisation des Nation Unis créée en 1945 et dont les Etats membres comptent bien tirer les leçon du passé.

Tout comme la SDN, et sans doute davantage, l’ONU considère que la sécurité collective dépasse le registre purement militaire en élargissant ses missions aux problèmes économiques et sociaux et aux respect des droits humains. La bonne santé économique des Etats est un facteur de stabilité et donc de paix. En effet, on peut lire dans l’Agenda pour la paix rédigée en 1992 par le secrétaire général égyptien Boutros Boutros-Ghali que les actions de l’ONU pour consolider la paix doivent être multidimensionnelles combinant la reconstruction matérielle, la supervision et l’assistance électorales, la promotion de la démocratie et des droits de l’homme, le développement, l’aide humanitaire et la protection des réfugiés.

Par ailleurs, l’Assemblée générale ne prend plus ses décisions à l’unanimité mais à la majorité tout comme le Conseil de sécurité (à 9 voix sur 15) et dont les cinq membres permanents (Les Etats-Unis, le Royaume-Uni, la France, L’URSS et la Chine) disposent d’un droit de véto. Contrairement au Conseil de la SDN, le Conseil de sécurité est conçu comme un organe oligarchique qui concentre les pouvoirs en matière de sécurité internationale. L’Assemblée ne peut qu’alerter le Conseil de sécurité sur une situation préoccupante.

Dès sa création l’ONU va rencontrer des difficultés :

- Dans le contexte de la guerre froide entre 1947 et 1991, l’ONU doit se contenter d’opération de maintien de la paix, c’est-à-dire de mettre en œuvre des opérations de cessez-le-feu. Ces opérations reposent sur trois principes : neutralité, recherche d’un consensus entre les belligérants et le non-recours à la force. Ces opérations sont peu nombreuses car elles nécessitent un consensus entre l’es Etats-Unis et l’URSS qui disposent tous deux d’un droit de véto en qualité de membres permanents du Conseil de sécurité. La fin de la guerre froide annonce l’ère de l’hyperpuissance américaine et de la fin de la paralysie de l’ONU. Les opérations sont plus nombreuses et peuvent se révéler plus coercitives avec la possibilité pour les casques bleus d’imposer la paix par la force. Mais certaines critiques émergent : il est reproché à l’institution d’être sous influence américaine.

- L’ONU est-il un outil de légitimation des interventions américaines de 1991 à 2000 ? En 1991, la résolution 678 donne l’autorisation aux Etats-Unis et à leurs alliés d’intervenir au Moyen-Orient dans le cadre de la première guerre du Golfe. Il s’agit officiellement de libérer de Koweït de l’invasion irakienne décidée par Saddam Hussein qui compte par cette opération permettre à son pays d’augmenter ses réserves de pétrole, ses accès au Golfe persique et effacer la dette contractée auprès de son voisin. Le dirigeant irakien est d’autant plus serein qu’il se pense soutenu par les Etats-Unis. Les Etats-Unis de Bush père multiplient d’ailleurs les signes de soutien au régime comme en témoigne les mots adressés à Saddam par l’ambassadrice américaine en Irak April Glaspie : « Nous espérons que vous serez en mesure de résoudre cette question par des voies que vous jugerez adéquates. [...] Tout ce que nous espérons, c’est que cette affaire soit résolue au plus vite. ». Saddam Hussein a-t-il été incité par les Américain à annexer le Koweït afin d’en être évincer à leur profit ? Ce qui est sûr, c’est qu’au lendemain de la première guerre du Golfe, les compagnies américaines y bénéficient d’une position privilégiée concernant l’exploitation des gisements d’hydrocarbures.

Par ailleurs, après le désastre de l’intervention en Somalie en 1993 qui verra la mort de dizaines de soldats américains, le président Clinton formulera l’idée d’un multilatéralisme sélectif : les armées seront engagées dans les opérations de maintien de la paix uniquement lorsque les intérêts des Etats-Unis seront clairement menacés.

On peut ajouter que les interventions américaines au Kossovo en 1999 et en Irak en 2003 ont été réalisées illégalement du point de vue du droit international puisque pour chacune d’entre elles, des voix discordantes associées à l’exercice du droit de véto s’étaient fait entendre au sein du Conseil de sécurité de l’ONU.

- L’ONU se fait le promoteur d’un droit international de plus en plus intrusif. En effet, initialement, le droit international public se borne à mettre en place une législation visant à garantir la coexistence pacifique d’Etat indépendant et donc souverains. Mais la promotion des droits humains s’accompagne d’un arsenal juridique moins favorable aux régimes non-démocratiques. L’indifférence originelle du droit international à l’égard du régime politique et des valeurs sur lesquelles il repose a tendance à disparaitre. Cette nouvelle conception du droit définit par le rapport Evans-Sahnoun rédigé en 2002 par la Commission internationale de l’intervention de la souveraineté des Etats, est largement contestée et considérée comme le paravent de l’impérialisme d’une Amérique en déclin qui compte bien utiliser tous les ressorts possibles pour rester la puissance dominante. Désormais, lorsqu’un Etat est jugé défaillant, le Conseil de sécurité peut mettre en place des actions pour porter secours aux populations civiles. Cette nouvelle conception du droit est appliquée pour la première fois en Libye en 2011 mais selon des modalités qui dépassent, pour certains observateurs, le mandat formulé par le Conseil de Sécurité. Disons que la coalition qui intervient sous commandement intégré de l’OTAN a une interprétation discutable du mandat en question. Force est de constater que l'OTAN a dépassé la simple protection des civils, notamment dans le déploiement au sol de forces spéciales et dans l'aide apportée aux rebelles en dehors du mandat de protection des civils. A ce sujet, Anders Fogh Rasmussen, secrétaire général de l'OTAN, répondait : « Il n’entre pas dans notre mandat de cibler le colonel Kadhafi en tant qu’individu. Mais, naturellement, afin de protéger efficacement la population, nous avons dû frapper les centres de commandement, car ils peuvent être utilisés pour planifier et organiser les attaques contre les civils. J’affirme donc que nous avons conduit nos opérations en stricte application du mandat de l’ONU »

b- Les organisations intergouvernementales régionales : entre concurrence et complémentarité avec l’ONU.

On retrouve les mêmes ambitions de cohésion que celle de l’ONU, qu’elles soient politiques ou économiques au sein d’organisations intergouvernementales régionales.

Par exemple, l’Organisation de l’unité africaine créée en 1963 et qui prendra pour nom l’Union africaine en 2002 se donne pour mission le respect de la souveraineté et de l’intégrité territoriale de ses Etats membres sur un continent ravagé par les guerres. L’ALENA, l’ASEAN et l’Union Européenne se donnent pour objectif de renforcer les liens économiques entre leurs Etats membres par l’établissement de zones de libre-échange. C’était également le projet de l’Association latino-américaine de libre-échange avant qu’elle ne prennent pour nom l’Association latino-américaine d'intégration devant l’échec de cette tentative.

L’Union européenne est l’organisation intergouvernementale régionale où l’intégration de ses Etats membres est la plus poussée avec une monnaie commune (zone euro) et la libre circulation des individus entre ses Etats membres (espace Schengen).

C’est le traité de Maastricht qui donne un nouvel élan, en 1992, au processus d’intégration des Etats membres de l’Union européenne. Ce traité prévoit les mesures suivantes :

- La citoyenneté européenne : elle permet de voter aux élections municipales et européennes dans n’importe quel pays membre.

- Une union économique et monétaire. En 2002, l’euro, la monnaie européenne est mise en circulation mais tous les pays ne l’adoptent pas. On parle de zone euro.

- Un premier projet de politique extérieure et de sécurité commune (PESC)

L’idée est de construire la paix à l’échelle régionale mais également de dépasser l’Etat-nation pour se constituer en pôle de puissance selon l’idée que l’union fait la force afin de rivaliser avec les « Etats-continents » que sont les Etats-Unis, la Chine, l’Inde ou la Russie. 

Ce projet n’est cependant pas exempt de critiques. Certains observateurs voient dans la création de la zone euro et de l’espace Schengen une perte des attributs de la souveraineté délétère pour ses Etats membres (leurs monnaies et leurs frontières). Les multiples attentats qui se sont déroulés sur le sol européen ont mis en lumière les dangers de l’absence de contrôle aux frontières intérieures mais également extérieures de l’espace Schengen. Schengen prévoyait pourtant dès sa ratification que ces dernières soient contrôlées mais les élargissements successifs et le manque de moyens alloués à cette tâche ont rendu possible l’assassinat de civils sur le sol européen.

Par ailleurs la crise sanitaire liée à la pandémie de coronavirus en 2020 a rappelé aux européens l’importance de ces frontières (intérieures ou extérieures) car si le virus n’a pas de passeport comme on a pu l’entendre dans la bouche de certains représentants politiques, les porteurs de virus en ont. L’absence de frontière a contraint les Etats à faire le choix du confinement qui consiste finalement à inventer une nouvelle frontière à domicile. Dans un second temps la plupart des Etats ont fait le choix de rétablir les frontières nationales pour faire face à la crise, un véritable camouflet pour les défenseurs de l’espace Schengen. Il est frappant de constater que chaque Etat a géré cette crise indépendamment des autres en faisant prévaloir prioritairement ses intérêts nationaux et révélant ainsi le manque de cohésion au sein de l’Union européenne.

D’autres crises avaient déjà révélé ce manque de cohésion entre les Etats membres : crise de la zone euro en 2008 accompagnée de la question du maintien de la Grèce parmi les Etats membres ou le Brexit en 2016. Les réalistes y voient la preuve qu’en dernier ressort, seuls les intérêts nationaux comptent et que l’Etat-Nation est indépassable, les européistes sans-frontiéristes fustigent quant à eux les égoïsmes nationaux qui empêchent de construire l’Europe-puissance. Peut-être devrait-on admettre qu’il existe des intérêts nationaux légitimes que l’on pourrait harmoniser et articuler dans une synthèse intelligente. 

Par ailleurs d’autres observateurs déplorent que les institutions européennes ne répondent pas toutes au principe démocratique concernant la désignation de leurs représentants. On peut ajouter que certains projets patinent car ils divisent à l’image de celui d’une défense européenne défendu par la France en quête d’autonomie stratégique et repoussé par l’Allemagne qui se conçoit avant tout comme une puissance économique après l’épisode douloureux du nazisme et se contente du parapluie otanien comme ses voisins de l’Est au contact de la sphère d’influence russe. Mais les Etats-Unis ne seront pas toujours là et leur déclin va de pair avec la nécessité pour les Etats européens d’augmenter le budget alloué à leur défense au moment où le monde s’arme. La parenthèse de l’après-guerre semble avoir plongé les européens dans la naphtaline. Ils pensent être sortis de l’histoire comme aveuglés par un mirage de fukuyamesque et ont développé le culte de l’impuissance. Mais ils se leurrent ! Pour reprendre la célèbre expression d’Hubert Védrine, « les européens sont des bisounours qui ne savent pas qu’ils sont dans le monde de Jurassic Park. » Ce sont « des herbivores dans un monde de carnivores » disait plus récemment Frank-Walter Steinmeier.

Autre sujet de discorde entre Etat membres, et notamment entre la France et l’Allemagne, la question de la transition énergétique (passage des énergies fossiles aux énergies renouvelables). Dans un rapport paru en mai 2021 intitulé « Comment l’Allemagne tente d’affaiblir durablement la France sur la question de l’énergie ? » l’Ecole de guerre économique alertait les autorités françaises sur la guerre économique énergétique menée par notre voisin d’outre-rhin. En introduction de ce rapport, son directeur, Christian Harbulot, regrettait que « durant ces dernières décennies, la France n’ait pas toujours su contrer les stratégies des puissances qui avaient adopté une posture de guerre économique, y compris chez nos partenaires les plus proches » Pour lui « le dossier de l’énergie est devenu un cas d’école au niveau de l’Union Européenne sur la manière dont l’Allemagne a su faire prévaloir ses intérêts aux dépens de certains Etats membres » et l’ « un de nos principaux points faibles est de ne pas avoir su déjouer les stratégies allemandes d’encerclement cognitif au sein des institutions européennes ainsi que l’instrumentalisation d’une partie des acteurs de la société civile qui sont investis sur le débat de l’environnement. Il est urgent de ne plus subir ce type de manipulation des esprits qui dissimule la défense d’intérêts de puissance derrière une moralisation de façade de la transition écologique.

L’ensemble des organisations intergouvernementales régionales entretiennent une diplomatie dynamique à travers des forums et des accords qui se donnent pour objectif davantage de coopération interrégionale. On peut évoquer le Dialogue Asie-Europe créé en 1996 ou les Sommets Union européenne-Amérique latine et Union européenne-Afrique mis en place respectivement à partir de 1999 et 2000.

Ces coopérations interrégionales pourraient aboutir à l’établissement d’une législation internationale parallèle et donc concurrente à celle de l’ONU. Pour éviter cela, les traités noués entre les organisations régionales font explicitement référence à la Charte des Nations Unies qui reconnait en retour l’existence de telles organisations dans son chapitre VIII. Une meilleure coordination entre l’échelle régionale et globale est souhaitable car l’ONU ne peut plus faire face seule à la multiplication des interventions et parce que les organisations régionales bénéficient d’une meilleure connaissance du terrain et d’une meilleure réactivité. Comme le dit Delphine Allés dans son manuel de relations internationales, les politiques conjointes et complémentaires à l’image de co-déploiement de forces dans le cadre d’opérations conjointes renforcent « l’idée d’une compatibilité entre institutions régionales et mondiales, voire la nécessaire constitution des premières comme source de développement et de bon fonctionnement des secondes. »

c- Réguler la mondialisation.

La deuxième mission que se donnent les organisations intergouvernementales, en plus de maintenir la paix, est de réguler la mondialisation conçue comme phénomène purement économique. C’est l’objectif que se donnent les institutions auxquelles donnent naissance les accords de Bretton Woods en 1944 signés par les représentant des 44 nations alliés et soviétiques. En effet, le Fond monétaire international (FMI) et la Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD), aujourd’hui connu sous le nom de Banque mondiale, ont vocation à décourager les politiques économiques susceptibles de nuire la prospérité partagée. C’est dans le même esprit qu’est créé suite au traité de Marrakech en 1994 l’Organisation mondiale du commerce (OMC).

 

II- Les acteurs non étatiques.

1- Les acteurs non-étatiques légaux.

a- Les organisations internationales non gouvernementales.

Une organisation non gouvernementale (ONG) pourrait se définir par un groupement indépendant, librement créé par des personnes privées exerçant des activités à but non lucratif. Deux éléments fondamentaux caractérisent donc les ONG : le caractère privé de leur constitution, qui les distinguent des organisations internationales, et la dimension bénévole de leurs activités qui les dissocie des firmes multinationales. Une ONG peut avoir un champ d’action national ou international. Dans ce dernier cas, elle est dénommée OING (organisation internationale non gouvernementale) ou ONGI (organisation non gouvernementale internationale). Le sigle ONG-E identifie en particulier les ONG de défense de l'environnement, qui ont une place à part du fait de leur ancienneté, leur nombre et leur pouvoir. On peut citer l'UICN, le WWF, Greenpeace. Certaines sont généralistes comme les trois précédentes, et d'autres spécialisées comme ou Sea Sheppard sur les espèces marines ou, en France, la Ligue de protection des oiseaux (LPO).

Les premières ONG apparaissent au XIXe siècle, même si certains voient dans les ordres religieux du Moyen Âge leurs ancêtres parce que ces derniers ont été des précurseurs dans l’aide humanitaire. On considère souvent la British and Foreign Anti-Slavery Society, fondée en 1839, pour défendre l’abolition de l’esclavage comme la toute première ONG. C’est en tout cas à la fin de la Première Guerre mondiale qu’est constitué la première ONG à caractère humanitaire véritablement transnationale : la Save the Children Fund, fondée en 1919. En effet, celle-ci s’affranchit pour la première fois des frontières des théâtres de conflit en se portant au secours de tous les enfants, peu importe leur nationalité. Suivront l’Aide populaire norvégienne (NPA) fondée en 1939 et qui portera assistance aux réfugiés de la guerre civile espagnole ainsi que le Comité Oxford pour le soulagement de la faim (Oxfam) créé en 1942 pour venir en aide aux victimes de la famine en Grèce causée par le blocus naval allié mis en place suite à l’occupation nazie.

Après 1945 s’ouvre une période florissante pour les ONG. Comme le rappelle Michael Barnett dans son ouvrage intitulé Empire of Humanity. A History of Humanitarianism paru en 2011, « presque 200 ONG sont créées entre 1945 et 1949, la plupart d’entre elles aux Etats-Unis. » Ces ONG vont se donner pour mission de combler le manque de moyen des Etats nouvellement indépendants des pays du Tiers-monde.

On le voit notamment lors de la guerre du Biafra (une république sécessionniste du Niger), de 1967 à 1970 qui va représenter la première épreuve du feu pour ces ONG modernes comme l’Oxfam et CARE. En combinant leur action, elles réaliseront la prouesse d’organiser 7800 vols pour secourir les populations du Biafra sous blocus de l’Etat nigérien permettant ainsi l’acheminement de 66 000 tonnes de matériel et de nourriture. Parmi ces ONG, on peut également citer Médecin Sans Frontière qui naîtra au cours de ce conflit de la volonté de médecins français qui refusaient d’assister impuissants à des massacres en raison de l’inaction du Comité international de la Croix Rouge.

Les ONG sont en principe indépendantes même si elles entretiennent nécessairement des relations avec les Etats et les organisations gouvernementales. En effet, le rôle des ONGI est parallèle et, dans certains cas, complémentaire à celui de l’ONU, qui dépend du financement des États, mais dont certaines agences, par exemple l’Unicef ou le PNUD (Programme des nations unies pour le développement), recouvrent en partie le fonctionnement et les missions des ONGI. Cela peut pousser certains Etats ou organisations gouvernementales à proposer des financements à ces ONG et certaines d’entre-elles à les accepter, remettant en cause leurs principes déontologiques.

Dans son article consacré aux ONG paru dans le Dictionnaire critique de la mondialisation sous la direction de Cynthia Ghorra-Gobin, Samy Cohen évoque le cas de ce qu’il appelle les « Gongos » (les governemental oriented non governemental organizations), c’est-à-dire les organisations non gouvernementales « orientées gouvernementalement ». On sait que certaines d’entre-elles ont été contraintes de reconnaitre avoir été financé par des Etats. Reporters sans frontières a par exemple reconnu être financé en partie par le National Endowment for Democracy, une instance d’endiguement contre le communisme dépendant du ministère américain des affaires étrangères. On peut dans ces conditions légitimement se poser la question de leur indépendance.

Par ailleurs, les ONGI (organisation non gouvernementale internationale) sont animées par une idéologie universaliste et transnationale. Elles sont universalistes parce qu’elles agissent au nom de valeurs conformes aux principes de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, comme l’égalité, l’accès aux soins et à l’éducation, et transnationales parce qu’elles recrutent leurs employés, leurs bénévoles et leurs donateurs dans plusieurs pays. Comme le rappelle Jean-Benoît Bouron dans un article paru sur le site de Géoconfluence, « une ONG peut agir au nom de l’humanité mais le faire avec un schéma de pensée qui est celui d’une philanthropie occidentocentrée. Elle peut, même sans le vouloir, contribuer à l’acculturation des populations visées par ses actions, ou à imposer une langue véhiculaire (l’anglais, le français), au détriment de langues vernaculaires. Il existe également des ONG confessionnelles qui, qu’elles soient prosélytes ou non, agissent au nom de croyances religieuses [...] L’importance acquise dans le système-monde par les ONG internationales est à la fois un résultat et un vecteur de la mondialisation. »

Jean-Benoît Bouron rappelle également que « au-delà de leurs effets directs dans les terrains sur lesquels elles sont présentes, les actions des ONG ont plusieurs conséquences indirectes sur l’espace à différentes échelles. À l’échelle mondiale, elles contribuent à l'émergence d'une société civile mondiale, la prise de conscience de l’humanité de la finitude des ressources terrestres et de l’imbrication de toutes les grandes questions environnementales à l’échelle mondiale. Les ONG ont par exemple été actives dans la prise de conscience des conséquences négatives prévisibles du réchauffement climatique ou de la crise de la biodiversité. À l’échelle des États, les ONG infléchissent les politiques nationales, peuvent influencer l’opinion publique, ou suppléer les défaillances des politiques publiques. À l’échelle locale, les ONG peuvent façonner les territoires dans lesquelles elles s’implantent. Dans les espaces en crise, elles ont besoin d’équipements (électricité, internet, vivres, matériel) qui sont absents du reste du territoire. La cartographie de crise permet à certains espaces de bénéficier rapidement d’une carte participative répondant à l’urgence de l’intervention des ONG. Dans les lieux de pouvoir transnationaux, à Washington, Genève ou Bruxelles, elles peuvent représenter une part non négligeable de l’emploi de la population locale où certaines peuvent pratiquer du lobbying en faveur de leur cause. » mais également de celle des Etats qui les utilisent pour défendre leurs intérêts comme nous l’avons vu au sujet de l’Allemagne au sein des institutions européennes dans le cadre de la transition énergétique.

b- Les firmes multinationales.

Le commerce a toujours fait partie des relations nouées entre les différentes sociétés. Plus que jamais à partir du XVIe siècle, lorsque se déploie la première phase de la mondialisation, il devient véritablement un enjeu de conquête, de domination et d’influence tant il est vrai que les compagnies marchandes se font le relais des Etats en pénétrant des territoires en y obtenant des monopoles. On peut évoquer à ce titre la Compagnie des Cent-Associés (1627-1663) que sera la première grande compagnie française à charte pour le commerce avec les Amériques ou encore les compagnies néerlandaises et britanniques des Indes orientales (1602-1799 et 1600-1875). On peut parler ici de diplomatie économique pour qualifier les activités de ces acteurs économiques internationaux au service d’intérêts nationaux. Ces compagnies bénéficiaient en effet de politiques de soutien de la part des Etats pour faciliter leur implantation à l’étranger lorsque leurs secteurs d’activités étaient jugés important pour la croissance de l’économie nationale ou l’influence stratégique de ces mêmes Etats.

Elles disposaient non seulement de privilèges sous forme de commerce exclusifs et d’exemptions fiscales, mais aussi de pouvoirs régaliens et de responsabilités colonisatrices comme le peuplement de certains territoires et leur christianisation. Dans toute leur variété, les compagnies commerciales participent à la construction d’empires ultramarins.

Mais l’accentuation du phénomène de mondialisation complexifie les relations entretenues entre les Etats et les entreprises : la diversification des espaces de production et des chaînes d’approvisionnement, tout comme le développement d’investissements multinationaux et de partenariats croisés, a renforcé l’autonomisation de ces grands acteurs économiques que l’on désigne désormais sous le terme de « firmes multinationales ». En effet ces entreprises ne sont plus exclusivement représentatives des intérêts de leur Etat d’origine. Elle ne se sentent plus tenues, comme c’était le cas au XVIIe siècle, à une responsabilité pour le « bien public » et font de la poursuite de la rationalité économique leur principal objectif, ce qui les conduit parfois à effectuer des choix contraires à l’intérêt de leur Etat d’origine à l’image des délocalisations ou de l’optimisation/évasion fiscale. Les appels au patriotisme économique sont rarement entendus. Comme le dit Delphine Allès dans son manuel de relations internationales « La subordination initiale s’est souvent muée en relation instrumentale entre les acteurs économiques et les Etats, particulièrement pour les entreprises suffisamment puissantes pour posséder une force de négociation. »

Un exemple qui illustre cette force de négociation est celui de l’entreprise Mittal après son OPA (offre publique d’achat) sur l’entreprise européenne Arcelor.

Le 27 janvier 2006, l’entreprise indienne Mittal lance sur Arcelor sa première offre publique d'achat (OPA) hostile de l’histoire d'un groupe émergent sur une grande société européenne. Arcelor fait dans un premier temps échec à l'OPA de Mittal en faisant valoir qu'elle n'a pratiquement plus de dettes et qu'elle a accumulé 17,6 milliards d'euros de capitaux propres en quelques années. Elle a par ailleurs déjà restructuré Usinor, Cockerill, Arbed et Aceralia, repositionnées sur des aciers haut de gamme et a reçu la proposition de l’entreprise russe Severstal qui accepte d'investir 12 milliards d'euros contre 30 % de son capital. L’entreprise Mittal décide alors de relever son offre de 44 % et le 25 juin 2006 la direction d'Arcelor change d'avis. Elle accepte cette OPA hostile, qui représente alors 26,9 milliards d'euros. La multinationales Arcelor-Mittal est né.

La stratégie de son PDG, l’indien Lakshmi Mittal, est d'optimiser les investissements dans le domaine de la recherche et se positionner davantage sur les aciers haut de gamme malgré l'opposition des gouvernements français, espagnol et luxembourgeois qui craignent, à juste titre, des fermetures de sites. Lakshmi Mittal s’était pourtant engagé à maintenir l’activité des usines européennes dont celle d’Arcelor en France. C’est d’ailleurs en partie cet engagement qui avait levé les réticences initiales des actionnaires lors de l’OPA de 2006.

Début 2012, Arcelor-Mittal annonce la fermeture de sa filière liquide à Florange qui représente 630 emplois. Cette annonce de plan social intervient peu de temps avant le début de la campagne présidentielle qui doit débuter officiellement le 20 mars 2012. Le 24 février 2012, le candidat François Hollande, juché sur le toit de la camionnette de l’intersyndicale redonnait de l’espoir aux salariés d’ArcelorMittal en lutte contre la fermeture des hauts-fourneaux de Florange. Le 24 avril 2012, le candidat socialiste est élu président de la république française. Il entre officiellement en fonction le 15 mai 2012. S’engage alors un bras de fer avec Lakshmi Mittal, le PDG indien d’ArcelorMittal. Mais la marge de manœuvre de l’Etat français est mince.

Le 30 novembre 2012, l'annonce de la fermeture des hauts fourneaux d'ArcelorMittal Florange marque la fin de l'acier fabriqué en Lorraine. La filière liquide disparait et les 629 emplois qui vont avec aussi, même si le personnel n'est pas licencié mais reclassé. Dans la vallée de la Fensch, près d'un tiers des effectifs d'ArcelorMittal a disparu, passant de 3000 à 2200 emplois.

En juin 2016, ArcelorMittal annonce la vente de ses activités Solustil et WireSolutions, qui fabriquent respectivement de l'acier pour les constructeurs automobiles, du fil métallique et des clous, ces deux activités emploient un peu moins de 2 000 personnes en France.

Un autre exemple marquant est celui de la multinationale américaine Google dont le siège européen est situé à Dublin et qui a bénéficié d’une loi irlandaise dite « la doublette irlandaise » ou « Double Irish » jusqu’en 2019, date à laquelle elle a été abrogée sous les pressions récurrentes de l’Union européenne et du gouvernement américain. La loi irlandaise permettait à une société gérée de l'étranger d’être imposée depuis ce lieu. Or, en plus de sa société "Google Ireland LTD" situé à Dublin, Google possède une autre société, "Google Ireland Holding", totalement gérée depuis les Bermudes, un paradis fiscal bien connu où le taux d’imposition sur les entreprises est de 0%. Le taux d’imposition sur les entreprises en Irlande était de 12.5%. Il est passé en 2021 à 15%. Cet exemple montre comment une grande multinationale peut utiliser à son profit sa stratégie d’échelle dans la mondialisation et la législation de plusieurs Etats (Irlande et Bermudes) pour pratiquer l’évasion fiscale au détriment de plusieurs Etats (Irlande, Etats-Unis) et d’une organisation intergouvernementale (l’Union européenne). 

Un exemple plus récent est celui de l’implication d’Elon Musk, le patron multimilliardaire de Space X, Tesla ou encore X (ex-Twitter) dans le conflit ukrainien.

Dans les mois qui suivent l’invasion russe, les fonds issus de la mobilisation de la communauté ukrainienne résidant dans la Silicon Valley, des contrats avec l’Agence étatsunienne pour le développement international et avec des gouvernements européens ainsi que la contribution de Space X permettent de financer et d’installer des milliers de satellites Starlink au-dessus de l’Ukraine. Le système devient alors essentiel pour la communication entre le commandement et les troupes sur le front et à l’avantage d’être très difficile voire impossible à démanteler pour la Russie. ... Ce dernier n’aurait pas manqué de rappeler cette contribution précieuse afin de gagner des marchés en Ukraine et de l’utiliser comme levier dans de futures négociations avec l’Etat américain. Mais devant l’enlisement du conflit, Elon Musk fait volte-face et se dit de plus en plus mal à l’aise de voir son matériel utilisé à des fins militaires. Par ailleurs, le financement de l’installation qui est de 400 millions de dollars (368 millions d’euros) par an n’est plus versé dans son intégralité. Même si cette somme est dérisoire pour Space X évaluée à 150 milliards de dollars, cela offre un prétexte en or à Elon Musk pour couper définitivement la connexion.

Le journaliste américain Walter Isaacson avait déjà révélé dans sa biographie d’Elon Musk publié le 12 septembre 2023 que le patron de Starlink aurait déjoué une attaque ukrainienne au drone naval sur la flotte russe en mer Noire. En effet, après une entrevue avec l’ambassadeur russe à Washington qui lui aurait indiqué qu’une attaque ukrainienne contre la Crimée conduirait à une réponse nucléaire, Elon Musk aurait demandé à ses ingénieurs de désactiver la couverture du réseau dans un rayon de 100 kilomètres autour de la côte de Crimée. Le patron de Starlink espère même se placer en arbitre du conflit et va jusqu’à proposer un plan de paix en dont les conditions prennent en considération les résultats d’un sondage effectué dans un tweet publié le 3 octobre 2022.

Les grandes multinationales possèdent toutes aujourd’hui des départements relatifs aux affaires publiques qui pratiquent l’équivalent de la diplomatie économique menée par les Etats. Ils sont d’ailleurs souvent occupés par d’anciens diplomates ou d’anciens militaires. C’est particulièrement vrai pour les secteurs stratégiques liés à l’énergie ou à l’armement par exemple car elles nécessitent une bonne connaissance des enjeux géopolitiques et une bonne capacité à négocier. Via ces départements les grandes entreprises peuvent être englobée dans la stratégie économique de leur Etat d’origine ou servir d’intermédiaire avec des Etats étranger.

c- Les sociétés militaires privées.

Selon le Livre Blanc sur la défense et la sécurité nationale, une SMP se définit comme « un organisme civil, privé, impliqué dans le cadre d’opérations militaires dans la fourniture d’aide, de conseil et d’appui militaire, et offrant des prestations traditionnellement assurées par les forces armées nationales. ».

Les sociétés militaires privées acquièrent aujourd’hui toujours plus d’importance. Elles participent de plus en plus à défendre les intérêts des Etats qui les utilisent et influencent de manière grandissante leur politiques étrangères.

On pourrait évoquer à ce sujet l’importance prise par ces sociétés lors de la guerre en Irak de 2003 où la CIA avait sous-traité la traque des terroristes islamistes à la société militaire privé Blackwater (aujourd’hui nommée Academi) ou encore lors de la guerre en Ukraine ou la prise de certaines localités stratégiques comme Bakhmout avait été confié par la Russie à la désormais très connue société Wagner. En 2010, sur le théâtre afghan, environ 60% du personnel déployé par les Etats-Unis était employé par une SMP.

Si la plupart des société militaires privées sont anglo-saxonnes, toutes les grandes puissances ont maintenant bien compris l’enjeu que sous-tend leur utilisation. En effet, celles-ci fournissent aujourd’hui des services qui recouvrent toute la palette des activités autrefois dévolues exclusivement aux armées : renseignement, formation, soutien aux opérations, soutien logistique, conseil en matière de doctrine...). Elles assurent la formation et l’entrainement d’armées étrangères et nationales, la prise en charge des otages, la logistique et les transport stratégique, la lutte contre la piraterie, le déminage, la protection rapprochée et protection de convois qui consiste à assurer la sécurité de personnalités militaires, politiques ou privées dans les zones de combat, la protection d’enceintes étatiques ou privées, le conseil et assistance tactique, le renseignement, l’interrogation de prisonniers, la sécurité des grandes entreprises, les activités post-conflit que sont principalement le désarmement, la démobilisation et la réinsertion d’anciens combattants.

Par ailleurs, les SMP offrent un confort diplomatique indéniable à l’Etat qui a recours à leurs services en lui permettant de défendre ses intérêts sur un territoire sans être clairement identifié (il est là sans être là).

Des SMP comme Academi (ancienne Blackwater) ont été rémunérées de la même manière pour sécuriser le très stratégique BTC (oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceylan) ou pour former les cadres de la marine de l’Azerbaïdjan en mer Caspienne. Il s’agit pour les Etats-Unis de s’implanter discrètement dans une région sensible entre l’Iran et la Russie.

On sait également que la société russe Wagner opérait sur le sol Libyen afin d’y défendre discrètement les intérêts de la Russie en 2011 lorsque a éclaté la guerre civile dans le cadre des printemps arabes.

Par ailleurs les SMP pratique un lobbying actif. Elles cherchent à accroitre leur influence en recrutant d’ancien hommes politiques ou de hauts fonctionnaires mais également en se regroupant en associations. Un exemple qui illustre ces deux stratégies est la fondation l’ISOA (International Stability Operations Association) qui regroupe 193 sociétés militaires privées et qui est dirigée par Howard Lind, ancien officier de marine qui a occupé le poste d’assistant spécial au sein du département de la défense des Etats-Unis.

Comme le dit le lieutenant-colonel Emile Marie dans son ouvrage consacré aux sociétés militaires privées, elles « ont une telle influence sur les plans économiques, politiques, militaire et stratégique, que l’on ne peut plus analyser un certain nombre de relations internationales sans les évoquer ».

Mais attention, l’employé d’une SMP n’est pas, comme on pourrait le penser, un mercenaire. Les employés des SMP sont communément appelé des « contractors » en référence au contrat qui les lie à leur société.

Mais cette privation de la guerre soulève un certain nombre de questions d’ordre juridique : qui est responsable en cas de bavure ? L’employé de la SMP qui s’est rendu coupable d’exactions, la SMP qui a recruté cet employé ou l’Etat qui la rémunère ? Quelle justice est compétente pour instruire l’affaire.

C’est d’ailleurs pour cette raison que le CICR (Comité International de la Croix-Rouge) a voulu inscrire leur emploie dans un cadre juridique précis. En 2006 il lance, en collaboration avec la Suisse, le « document de Montreux sur les obligations juridiques pertinentes et les bonnes pratiques pour les Etats en ce qui concerne les opérations des entreprises militaires et de sécurité privées pendant les conflits armés ». Ce texte à portée internationale mais juridiquement non contraignant est ratifiée en septembre 2008 par 17 Etats. En 2023 59 Etats y avait apposé leur signature ainsi que plusieurs organisations intergouvernementales comme l’Union européenne et l’OTAN. Le document se donne pour objectif de promouvoir le respect du droit international humanitaire et du droit relatif aux droits de l’homme. Sa première partie rappelle les obligations qu’assument les Etats, les SMP et leur personnel au regard du droit international lorsque ces dernières interviennent dans un conflit. La deuxième partie contient 70 pratiques de référence afin d’aider les Etats à s’acquitter des obligations définies dans la première partie. Le document de

Montreux est complété en 2010 avec la publication, toujours à l’initiative de la Suisse, du Code de conduite international des entreprises de sécurité privées. Le document définit des normes et principes d’ordre professionnels reposant sur les droits de l’homme et le droit international humanitaire. Il est signé par plus de 600 société militaires privées qui s’engagent à respecter les droits de l’homme et le droit international humanitaire lorsqu’elles fournissent leurs services dans les régions ou l’Etat de droit a été fragilisé. Le code contient des dispositions importantes sur le recours approprié à la force, les bonnes pratiques en terme de recrutement et de formation du personnel ainsi que sur l’interdiction de certaines activités, notamment la torture, la et la traite des êtres humains. Un organisme indépendant de surveillance, le Transitional Steering Commitee (TSC) a même été créé afin de vérifier la bonne application du Code. Il est composé de neuf membres : trois membres de chaque groupe d’acteurs (Etats, SMP et société civile).

Pour conclure on peut affirmer, comme le fait le lieutenant-colonel Emile Marie dans son ouvrage consacré à la question, que les sociétés militaires privées remplissent les critères suivants :

- Elles ont un poids économique comparable à celui des grandes firmes multinationales.

- Elle ont une véritable présence internationale.

- Elles se soumettent à un statut juridique international.

- Elles sont en train de connaître une certaine normalisation.

- Elles ont des capacités équivalentes à de petites armées.

- Elles remplissent presque tout le panel de mission des armées.

- Elles sont désormais incontournable dans les conflits ou la lutte contre la piraterie.

- Elle signent la majeure partie de leurs contrats avec des Etats

- Elles sont un levier discret pour la politique étrangère des Etats.

- Elles ont des dirigeants influents sur le pouvoir politique.

- Elle pratiquent un lobbying actif et s’organisent en associations extrêmement influentes

 

2- Les acteurs non étatiques illégaux

a- Les mouvements de libération nationale.

Selon le site Perspective monde de l’Université de Sherbrooke du Canada, « une Guerre de libération nationale ou guerre d'indépendance est une lutte armée menée par la population d'une colonie ou d'un territoire contre le gouvernement de la métropole, ou contre le pays exerçant le contrôle sur le territoire, avec l'objectif de donner à la population de cette colonie ou de ce territoire les pleins pouvoirs. Quand la guerre d'indépendance est gagnée, un nouveau pays apparaît généralement. Une guerre d'indépendance est habituellement supportée par un mouvement de libération nationale. Une guerre d'indépendance peut se combiner à une guerre civile, laquelle conduit aussi à un changement de régime politique. »

Ces mouvements de libération nationale sont, comme le rappelle l’académicien russe et expert en relations internationales Nodari Aleksandrovich Simoniyа (1932-2019), apparus dans un contexte bien particulier, celui de la dernière étape du colonialisme. L’Occident a alors atteint l’apogée de son développement et commence à exporter son capital industriel en direction de ses colonies qui se modernisent notamment dans le domaine des transports, de la santé et de l’éducation. Une partie des autochtones, va alors bénéficier d’un accès à l’éducation et les plus doués d’entre eux poursuivront leurs études supérieures en métropole. En d’autres termes la modernisation des colonies y a permis l’émergence d’une nouvelle classe sociale autochtone, intellectuellement formée, capable de penser sa condition de dominé et d’imaginer et favoriser les conditions politiques de son insoumission.

Par ailleurs, la Seconde Guerre mondiale va profondément bouleverser les sociétés coloniales qui vont percevoir les faiblesses du pouvoir colonial exercé par des puissances européennes jusqu’alors considérées comme invincibles. Entre 1945 et la fin des années 1970 la quasi-totalité des colonies deviennent des Etats indépendants et ce processus est favoriser par l’émergence de mouvements de libération nationale capable d’entamer un rapport de force avec la métropole. Ces mouvements sont tous, peu importe la forme qu’ils prennent, animés par un profond nationalisme qui leur sert de moteur dans leur lutte contre la domination étrangère. Les indépendances ont donc été favorisées par l’émergence, ou la préexistence, d’un sentiment national fort généralement plus intense lorsque ces territoires se caractérisaient par une relative homogénéité ethnique. C’est sans doute en partie pour cette raison que la décolonisation a été précoce en Asie et plus tardive en Afrique. En effet, mis à part l’Inde, l’Iran, la Malaisie et le Nepal, les Etats d’Asie se caractérisent soit par une forte homogénéité ethnique (Japon, Corées, Mongolie et Bangladesh) soit par la présence d’un groupe national majoritaire (Chine, Thaïlande, Turquie, Iraq, Birmanie, Kampuchea, Laos, Singapour). Les autres se caractérisent par des groupes ethniques étroitement lié par leurs pratiques communes (Indonésie et Philippines). L’essor d’une conscience nationale y a donc été plus fort qu’en Afrique où les divisions ethniques, tribales ou claniques étaient et sont encore très fortes. Seul le Maghreb est ethniquement homogène (principalement arabe) même s’il est profondément divisé sur le plan clanique et tribal. C’est sans doute pour cette raison qu’il s’émancipera le premier (dans les années 1950) l’exception de l’Algérie (1962). Cette absence d’un sentiment national aussi fort qu’en Asie permet aux élites autochtones d’imaginer une identité supranationale capable de transcender l’Afrique : le panafricanisme.

Le panafricanisme est un mouvement qui promeut l’indépendance du continent africain par le dépassement des clivages ethniques, tribaux, claniques et confessionnels.  Le cœur de sa doctrine est que les peuples d'Afrique et de la diaspora africaine partagent une histoire et une destinée commune et que leur progrès, qu’il soit social, économique ou politique nécessite leur unité. Son objectif ultime est la réalisation d'une organisation politique intégrée de toutes les nations et peuples d'Afrique. L’idée de l’unité de l’Afrique est conçue pour la première fois par Edward Wilmot Blyden au 19e siècle. Il fait partie des premiers à développer l’idée d’institutions africaines autonomes et développe l’idée d’une ethnicité basée sur la couleur de la peau en essentialisant l’homme noir. Il prône le retour de la diaspora noire africaine en Afrique et s’oppose à toute forme de métissage. C’est donc bien d’une conception raciale de l’unité africaine dont on parle ici. Mais le projet panafricaniste ne verra jamais véritablement le jour, si ce n’est sous la forme édulcorée de l’organisation intergouvernementale de l’Unité africaine (OUA) en 1963, dont nous avons déjà parlé, et qui promeut davantage une unité d’action des Etats africains qu’une véritable unification continentale. Depuis lors, tous les efforts pour raviver les idéaux du panafricanisme, que ce soit dans les années 1980 ou les années 1990, ont été voués à l’échec.

On retrouve dans le panarabisme l’équivalent asiatique du panafricanisme mais dans la péninsule arabique à la différence près qu’il ne se fonde nullement sur la race mais sur la culture arabe. Les partisans du panarabisme en usèrent pour interpréter le concept de « nation » dans son sens large et répandre l’idée d’une nation arabe unique avant tout fondée sur la culture arabe et non sur l’ethnie. Une première tentative aboutit, sous l’impulsion du président égyptien Gamal Abdel Nasser à la fondation de la République arabe unie en 1958, un Etat composé de l’Egypte et de la Syrie et dont la capitale est Le Caire. Mais ce premiers projet qui trouve ses fondements dans le panarabisme nassérien disparait en 1961.

Ce projet est rendu possible par l’influence grandissante du parti Baas dans le monde arabe. De sensibilité laïque ce parti rejette la répartition confessionnelle des sièges au parlement syrien tout en admettant l’Islam comme élément constitutif de l’arabisme. Les minorités sont attirés par la triple références au socialisme, à la laïcité et à la nation arabe. En effet, la première (le socialisme) étaient porteuse d’un espoir de justice, la deuxième (la laïcité) relativisait l’appartenance à une religion considérée souvent comme hérétique tandis que la troisième (la nation arabe) diluait l’origine communautaire des minorités religieuses dans le vaste concept rassembleur d’arabité. Pour Michel Aflak, l’un des pères de cette doctrine, les peuples arabes forment une seule nation aspirant à constituer un Etat et à jouer un rôle spécial dans le monde. Mais des luttes internes entre les partisans de la doctrine originelle d’une grande nation arabe et ceux d’un panarabisme morcelé, régionalisé, aboutit à l’échec de cette doctrine au moment même où le parti Baas qui la promeut arrive au pouvoir en Irak et en Syrie en 1963.

On constate même aujourd’hui que le concept d’arabité n’a pas permis au sein même des Etats de colmater les divisions claniques, tribales ou religieuses. Les Etats du monde arabe sont moins des Etats-nation que des « tribus avec des drapeau » disait le diplomate égyptien Tashin Bashir. On observe en effet des antagonismes forts au sein de ces Etats entre des clans ou des tribus qui se double parfois d’une fracture confessionnelle. Le journaliste libanais, Vicken Cheterian, parle d’une « structure autour de l’appartenance confessionnelle ».

En Amérique latine, les anciennes colonies obtiennent leur indépendance très tôt, dès le début du 19e siècle. Il y avait également dans cette région du monde une volonté de dépasser les clivages pour se rassembler autour d’une culture commune face à la domination étrangère incarnée par le général vénézuélien Simon Bolivar, figure de proue de la lutte anticoloniale. Le bolivarisme est donc bien un panaméricanisme qui préconise le nationalisme comme antidote à la domination d’Etats étrangers sur les nations latino-américaines. A ce nationalisme culturel qui prédomine au XXe siècle, vient se greffer un nationalisme plus radical : le nationalisme économique. Les défenseurs de ce mouvement souhaitent rétablir la souveraineté des Etats latino-américains sur les ressources naturelles de leur territoire souvent aux mains de compagnies étrangères. Ces mouvements se teintent parfois de socialisme dont l’une des figures emblématiques, un certain Ernesto Guevara, dit le « Che », se fera le promoteur. Le Guévarisme est une doctrine marxiste qui repose sur l’idée que les frontières de l’Amérique latine sont artificielles et constituent un frein pour lutter contre l’impérialisme américain. Par ailleurs les Etats latino-américains doivent nationaliser les industries étrangères pour se réapproprier leur outil de production.

Mais dans le contexte de la guerre froide, tous les mouvements socialistes qui gagnent en popularité depuis l’aboutissement de la révolution cubaine en 1959, sont la cible d’opérations de déstabilisation de la part des Etats-Unis notamment dans le cadre de l’opération Condor lancée au début des années 1970. La CIA favorise des coups d’Etat militaires au Chili, en Argentine, en Uruguay, au Paraguay, en Bolivie et au Brésil. La Bolivie, l’Uruguay et le Chili deviennent des dictatures militaires en 1973 alors que le Brésil, l’Argentine et le Paraguay était déjà des dictatures avant l’opération Condor.

Certains mouvements se réclament encore de la guérilla marxiste et se présentent encore en libérateurs nationaux aujourd’hui en Amérique latine à l’image du Mouvement du 26 juillet, toujours au pouvoir à Cuba, de l’ENL et des FARC en Colombie, de Sentier Lumineux au Pérou, du Front Sandiniste de libération nationale au Nicaragua ou encore de l’Armée zapatiste de libération nationale dans l’Etat du Chiapas au Mexique. Ce dernier mouvement s’était emparé le 1er janvier 1994 de plusieurs villes de l’Etat du Chiapas dont la capitale San Cristobal de Las Casas pour contester la signature des accords de libre-échange de l’ALENA entre le Mexique, les Etats-Unis et le Canada. L’article de Maurice Lemoine et Philippe Reckacewicz intitulé Tensions en Amérique latine présente une carte qui met en lumière l’importance de ces mouvements dans cette région du monde.

En Asie, les mouvements communistes parviennent aux pouvoir en Mongolie en 1924, en Corée du Nord en 1948, en Chine en 1949, au Vietnam, au Laos et au Cambodge en 1976. Au Vietnam également la lutte pour l’indépendance se fait au nom du communisme face à la présence française de 1946 à 1954 et aux Etats-Unis de 1955 à 1975. Également la guerre de Corée oppose, du 25 juin 1950 au 27 juillet 1953, la république de Corée (Corée du Sud), soutenue par les Nations unies, à la république populaire démocratique de Corée (Corée du Nord), soutenue par la république populaire de Chine et l'Union soviétique. Il va de soi que dans le contexte de guerre froide, l’URSS et la Chine ont largement soutenu ces mouvements de libération nationale de tendance communiste.

 

La conférence de Bandoeng, qui s'est tenue du 18 au 24 avril 1955, réunissant pour la première fois les représentants de vingt-neuf pays africains et asiatiques marqua l'entrée sur la scène internationale des pays décolonisés du « tiers monde » en quête de légitimité. Ceux-ci rejetant la logique des deux blocs choisirent le non-alignement dont les base furent approfondies lors de la conférence de Belgrade en 1961. Mais cette dernière a mis en lumière les divisions existantes entre les pays plutôt proches d'un des deux blocs ou préférant le non-alignement.

La révolution iranienne de 1979 peut être considérée comme un mouvement de libération nationale de tendance confessionnelle puisqu’elle parvient, au nom du chiisme, à chasser la shah d’Iran, soutenu de longue date par les Etats-Unis et partisan d’une occidentalisation des mœurs. De la même manière, le mouvement radical du Hamas, fondé en 1987, se fait le porte-drapeau, au nom d’un nationalisme teinté de sunnisme radical, de la libération du peuple palestinien contre « l’occupation illégale » de son territoire par l’Etat d'Israël.

b- Les mafias.

Le mot « mafia » est utilisé pour la première fois au 19e siècle pour désigner la Cosa Nostra sicilienne sévissant dans la région de Palerme. Il désigne aujourd’hui une forme bien spécifique de crime organisé. L’Italie a elle-même étendu rapidement l’usage de ce terme à d’autres organisations agissant sur son territoire.

L’Italie est l’unique pays à avoir juridiquement défini le « délit d’association mafieuse ». Elle le fait tardivement en 1982 avec la loi dite Rognoni-La Torre, du nom de ses promoteurs, le sénateur Pio La Torre, assassiné par Cosa nostra, et le ministre de l’Intérieur Virginio Rognoni. Elle aboutira à la rédaction de l’article 416 bis du Code pénal italien qui précise au paragraphe 3 : « L’association est de type mafieux quand ceux qui en font partie se servent de la force d’intimidation du lien associatif et de la condition d’assujettissement et d’omerta qui en dérive pour commettre des délits, pour acquérir de façon directe ou indirecte la gestion ou du moins le contrôle sur des activités économiques, des concessions, des autorisations, adjudications et services publics ou pour réaliser des profits ou des avantages injustes pour soi ou pour autrui, ou encore dans le but d’empêcher ou de gêner le libre exercice du vote ou de procurer des voix à soi ou à d’autres à l’occasion de consultations électorales. »

Le Code pénal italien spécifie bien dans l’article 416 bis que les mafias utilisent la « force du lien associatif » pour infiltrer la société et créer des conditions d’assujettissement et d’omerta et pratiquent des activités illégales mais aussi légales tout en perturbant les processus électoraux.

Même si des instances de coordination et de régulation peuvent chapeauter l’ensemble, les mafias fonctionnent en réseaux ou en fédérations de clans ou de familles. Lorsqu’existe ce que l’on appelle des « coupoles ». Ces dernières ont un rôle de régulation pour gérer d’éventuels conflits entre familles ou clans et pour coordonner des activités dépassant le cadre d’une seule famille et de son territoire. En aucun cas les structures verticales ne remplacent les structures horizontales.

Les mafias ne sont pas animées par une idéologie forte. Elles n’ont donc pas pour objectif de renverser le pouvoir. Comme le dit l’économiste et spécialiste de la mafia Clotilde Champeyrache, elles agissent davantage « en parasites » du pouvoir politique. Elles s’appuient sur l’Etat notamment par la captation d’argent public et se présente en même temps comme un substitut plus efficace que l’Etat notamment en proposant une justice plus rapide et satisfaisante.

Ces éléments de définition nous permettent d’identifier plusieurs organisations : La Cosa Nostra dans la région de Palerme au Nord de la Sicile, la Stidda dans la région de Catane dans le Sud de la Sicile, la Camorra qui exerce son emprise sur la région de Naples, la Ndrangheta en calabre, la Sacra corona unita dans les Pouilles, les triades chinoises à Hong Kong, Macao et Taïwan, les clans Yakuza au Japon et les Bratva en Russie.

Les mafias se substituent d’une certaine manière à l’Etat en exerçant une forme de souveraineté sur un territoire, à commencer par leur territoire d’origine. L’exigence du paiement d’un impôt en échange de la protection même si celle-ci n’est que partiellement assurée, fait de la mafia un acteur qui exerce une certaine souveraineté territoriale. Les mafieux, qu’ils soient italiens, japonais, Russes ou chinois, se présentent également comme des juges de paix, des personnes aptes à intermédier et résoudre les conflits. Ils proposent ainsi une justice alternative qui leur confère légitimité et même visibilité.

L’emprise territoriale passe également par l’infiltration de l’économie légale. Elle n’est pas, contrairement à une idée répandue, un objectif secondaire lié à la nécessité de blanchir l’argent sale des trafics. Les mafias créent des entreprises ou prennent le contrôle sur des entreprises existantes pour accentuer le contrôle du territoire.

Les mafieux investissent assez logiquement et en priorité dans des secteurs comme le BTP, l’agriculture et plus récemment la grande distribution. Il s’agit en effet de secteurs à forte territorialisation : ils permettent une visibilité symbolique sur le territoire d’appartenance, la création de nombreux emploi assurant la captation d’aides publiques et un réservoir de voix pour les mafieux en période électorale. Ces voix permettent de proposer un appui à des hommes politiques qui devront rendre des faveurs une fois au pouvoir (par exemple favoriser l’obtention systématiquement des appels d’offre). Il s’agit également pour les mafieux de se construire une légitimité économique sur le territoire.

Ces considérations permettent de rappeler que l’insertion des mafias dans la mondialisation et ses réseaux ne doit pas faire oublier le lien profond entre mafia et territoire. La logique réticulaire, rhizomique, ne se substitue pas à la logique territoriale. La première est même conditionnée par la seconde : sans territoire de base et de replie, aucune projection n’est possible et sans projection, aucune possibilité pour les mafias de s’insérer dans des territoires loin de leur territoire d’origine.

Il est important de comprendre que l’internationalisation et la diversification font partie de l’identité des mafias. Il ne faut pas pour autant imaginer une mafia ancienne, enracinée dans le territoire, qui se serait internationalisée de manière récente à l’occasion de l’accélération du processus de mondialisation dans les années 1980. La mafia s’est au contraire internationalisée très tôt. Dans son ouvrage intitulé Géopolitique des mafias, Clotilde Champeyrache rappelle que, déjà, dans les années 1920, la Cosa nostra était impliquée dans le trafic international de morphine et d’opium et que ce positionnement précoce a été renforcé avec l’émigration de nombreux mafieux fuyant le fascisme, notamment vers les Etats-Unis. Ce processus amènera progressivement la mafia sicilienne à occuper une position dominante dans le trafic d’héroïne entre Asie, Europe et Amérique. La French connexion (des années 1930 aux années 1970) à laquelle succède l’Italian connexion (de 1974 à 1985) montre cette capacité des mafias à internationaliser leurs trafics mais également à nouer des relation d’affaire entre-elles ou avec d’autres organisations criminelles.

L’internationalisation semblent donc bien inscrite dans l’ADN des mafias. Aujourd’hui encore, les principales mafias italiennes que sont la Cosa nostra sicilienne, la Camorra napolitaine et la Ndrangheta calabraise mais aussi les mafia japonaise (constitué des clans yakuzas) et chinoise (triades) se caractérisent plus que jamais par leur insertion dans les trafics mondiaux, en particulier grâce à leur mainmise sur une part importante des flux massifs de commerce par voie maritime. Le 6 mai 2022, une demi tonne de cocaïne dissimulée dans des paquets de café brésiliens se retrouvait à l’usine Nespresso de Roman dans le Canton suisse de Fribourg. La drogue devait être récupéré au port d’Anvers mais l’opération a semble-t-il échoué puisque les conteneurs ont fini par arriver en Suisse. La diversification semble tout autant que l’internationalisation inscrite dans le patrimoine génétique des mafias, ce qui les distinguent fortement des autres organisations criminelles davantage spécialisées. En somme, l’accélération de la mondialisation a amplifié les phénomènes d’internationalisation et de diversification préexistants.

Nous avons jusque-là montré que les mafias étaient les seules organisations criminelles capables d’exercer une forme de souveraineté sur leur territoire d’origine et de profiter des flux de la mondialisation à leur avantage. Mais il faut également évoquer la capacité mafieuse à procéder à des recréations territoriales. En d’autres termes, comme le dit Clotilde Champeyrache dans son article intitulé Des mafias globales paru en 2023 sur le site internet Géostrategia, « les mafias se caractérisent également par leur capacité à recréer hors de leur berceau originel de nouveaux territoires sous contrôle. La conquête de ces nouveaux territoires signifie clairement que les mafias existantes sont en mesure de coloniser des territoires, c’est-à-dire de se comporter en mafia hors des territoires historiquement mafieux. »

Les mafias peuvent, dans une logique assez simple, chercher à étendre leur territoire à des zones contiguës. Dans ce cas, l’expansion est simplement liée à la proximité géographique mais les processus de migration permettent de prendre possession de territoire parfois très éloignés qui ne partagent aucune frontière avec le territoire d’origine. En effet, on constate que les diasporas apportent un substrat mafieux en favorisant l’exportation de la réputation criminelle. Confrontés à des représentants mafieux, les migrants, qui parfois ont aussi quitté leur terre d’origine pour éviter la pression criminelle, savent à qui ils ont affaire et peuvent reproduire à l’extérieur du territoire berceau les conditions d’assujettissement et d’omerta qui permettent aux mafias de prospérer. L’exemple de la prolifération mafieuse dans la région exemplaire d’Emilie-Romagne, au Nord de l’Italie est éloquent. Ce phénomène se constate également à l’étranger comme par exemple en Allemagne dans le land de Rhénanie-du-Nord-Westphalie ou aux Etats-Unis très tôt comme nous l’avons constaté lorsque nous avons évoqué l’Italian connexion.

Mais ces stratégies de « recréation territoriale » sont largement sous-estimées car l’implantation de la mafia sur un nouveau territoire ne s’accompagne pas toujours par de la violence. La docilité de la population et l’absence de rivalité aussi forte qu’en Italie permet aux mafieux de passer sous les signaux radars. C’est seulement lorsque la violence mafieuse éclate qu’on prend enfin conscience de l’implantation d’une mafia qui exerce sa domination sur un territoire depuis dans années. Les assassinats de Duisbourg en août 2007 ont révélé l’implantation durable de la ‘ndrangheta sur le territoire du land de Rhénanie-du-Nord-Westphalie et donc la capacité de cette mafia de mettre sous sa coupe des territoires auparavant immuns afin d’y établir un contrôle territorial similaire à celui de ses terres originelles. On retrouve une logique similaire avec l’implantation des Triades chinoise à Taïwan favorisée par une forte immigration chinoise.

Les autorités se retrouvent bien souvent impuissantes car elles se focalisent sur uniquement sur les trafics illégaux comme elles le font pour appréhender les autres organisations criminelles. Ce postulat ne permet pas de prendre en considération la complicité des acteurs de l’économie légale et encore moins de la corruption de la sphère politique. C’est pourtant bien la complicité de ces acteurs qui permet à la mafia de prospérer comme on le constate en Emilie-Romagne où de nombreux entrepreneurs et hommes politiques établis ont considéré que les mafieux calabrais représentaient non une menace mais une opportunité économique ou électorale. Seule la justice italienne semble avoir pris en considération les multiples facettes du phénomène en bâtissant un cadre législatif permettant par exemple de condamner les complices volontaires et légaux des mafias.

c- Les groupes terroristes.

Peut-être pourrait-on commencer par dire la difficulté à définir le terme de « terrorisme ». En effet, il s’agit d’un terme polémique souvent utiliser à des fins politiques afin de décrédibiliser l’adversaire. D’ailleurs l’adversaire ainsi désigné, réfute ce qualificatif à haute teneur péjorative qui ne définit, selon lui, en aucun cas son action ou son idéologie qu’il considère comme légitime.

Certains acteurs que nous avons mentionnés dans les sous-parties précédentes ont été, ou sont encore pour certains d’entre eux, qualifiés de terroristes. Si certaines organisations comme Al-Qaïda sont quasi unanimement considérées comme des groupes terroristes, certaines en revanche ne font pas consensus. Les Etats-Unis et le Canada considèrent par exemple les FARC colombiens comme une organisation terroriste contrairement à la Chine et à la Russie. Le Parti kurde de l’union démocratique est considéré comme terroriste uniquement par la Turquie. De la même manière l’Iran considère unilatéralement les Etats-Unis comme une organisation terroriste. La société Wagner est considérée, quant à elle, nous l’avons vu, depuis le 26 janvier 2023 comme une organisation criminelle transnationale par les Etats-Unis mais certains pays comme l’Ukraine, la Lituanie, l’Estonie et plus récemment l’Angleterre la considère comme terroriste. Autre exemple qui montre l’ambivalence des Etats face à la dénomination de certaines organisations comme terroriste : le Hamas est considéré comme terroriste uniquement par Israël, les Etats-Unis, le Canada, le Paraguay, l’Union Européenne et l’organisation des Etats américains.

Nous voyons bien que toute tentative de définition du terrorisme ne manque pas d’alimenter des débats car elle soulève une question essentielle, celle de la violence légitime. Celui qui est qualifié de « terroriste » est contesté dans son droit à exercer la violence pour défendre sa cause car celle-ci est considérée comme abjecte par ses adversaires.

Plutôt que d’établir une définition reposant sur l’appréciation d’une cause ou d’une idéologie qui reposent immanquablement sur des critères subjectifs, nous pourrions considérer le terrorisme davantage comme une stratégie adoptée de manière permanente ou occasionnelle par certains acteurs. Nous pourrions alors objectivement qualifier de « terroristes » les actes de tel ou tel groupe sans faire le procès de leur idéologie (quoi qu’on en pense par ailleurs).

C’est à partir de cette conception que le monde diplomatique propose la définition suivante : « Tactique d’emploi de la violence (sabotages, attentats, assassinats, enlèvements, prise d’otages ...) à des fins politiques, pour déstabiliser et frapper massivement l’opinion publique et les États concernés. Le terrorisme peut être le fait d’individus ou de groupes non-étatiques en lutte contre un régime politique, mais également constituer un mode de gouvernement par la terreur ; il s’agit alors de terrorisme d’État. ».

L’ONU propose également une définition qui permet d’envisager le terrorisme comme une méthode et non une idéologie ce qui permet de sortir de la dimension polémique du terme : « ensemble d’actes visant à provoquer la terreur à des fin idéologiques, politiques ou religieuses »

Nous pouvons alors faire rentrer dans cette définition un ensemble d’acteurs passés ou présents : hashashin au 12e siècle, gouvernement de Robespierre en 1794 (période de la terreur), anarchistes à la fin du 19e et au début du 20e siècle, certaines organisation d’extrême gauche en Allemagne et en Italie dans les années 1960-70, certains mouvements de libération nationale (ETA des années 1960 au début des années 2000, Hamas depuis la fin des années 1980, etc.) et certaines organisations islamiste (Harakat al-Chabab al-Moudjahidin en Somalie, Al Jamaa al -islamiya en Egypte, Al-Qaïda, etc).

Le terrorisme doit être considéré comme un moyen d’action, une méthode à laquelle ont recours des acteurs divers. En effet quel rapport entre le nationalisme basque de l’ETA, l’internationalisme d’extrême gauche de la Fraction Armée Rouge et l’internationalisme confessionnel d’Al Qaïda si ce n’est dans les méthodes que ces groupes ont utilisées ou utilisent pour arriver à leurs fins. 

Aujourd’hui, le terrorisme est surtout de nature islamiste. Les groupe terroristes internationaux se revendique principalement du salafisme et du wahabisme deux approches radicales du sunnisme, très proches l’une de l’autre, et qui prônent un retour à l’Islam des origines. Elles intègrent par ailleurs une conception offensive du djihâd contre les prétendus ennemis de l’Islam à savoir les Juifs et les « croisés chrétiens » (c’est-à-dire l’occident). Les principales organisations sont les suivantes :

La société des frères musulmans est fondée en 1928 par l’instituteur Hassan el-Banna à Ismaïlia en Egypte. Il s’agit d’une confrérie secrète dont le principal objectif est l'instauration de républiques islamiques dans les pays à majorité musulmane tels que l'Égypte, la Libye, la Syrie, ou encore la Tunisie. Aujourd’hui, ils tentent également de déstabiliser les pays où les musulmans représentent une communauté religieuse importante comme la Belgique, l’Angleterre ou la France. Pour arriver à leur fin, ils ont parfois recours au terrorisme mais ont privilégié ces dernières années une stratégie non violente en infiltrant tous les milieux : politiques bien sûr, mais également intellectuels, judiciaires, économiques, associatifs, etc... où ils n’hésitent pas à manier un double discours selon le précepte islamique bien connu de la taqîya, c’est-à-dire la dissimulation stratégique dans un contexte de conquête. En France, mais également en Suisse, en Belgique et en Angleterre, l’islamologue Tariq Ramadan, petit-fils du fondateur Hassan el Banna, s’est montré particulièrement actif entre 1990 et 2017.

Al-Qaïda, ou « Qaïda al-Jihad » (« La base du jihad » : nom que se donne l’organisation depuis 2003) est fondée en 1987 par le cheikh Abdullah Yusuf Azzam, membre éminent des frères musulman, et son disciple Oussama ben Laden au cours de la première guerre d’Afghanistan qui opposa les troupes soviétiques, favorables au gouvernement central de Kaboul, aux moudjahidines (« guerriers saints ») hostiles à l’évolution des mœurs favorisée les autorités communistes. Cette organisation est largement soutenue par l’Arabie Saoudite et, dans le contexte de la guerre froide, par les Etats-Unis. Le terrorisme est, de sa fondation jusqu’à aujourd’hui, et contrairement à l’organisation des Frères musulmans, l’unique stratégie d’Al-Qaïda. Cette stratégie a pour conséquence le soutien à de nombreux groupes terroristes locaux qui choisissent de s’affilier à Al-Qaïda. Ils finissent parfois par changer de nom en adoptant le terme « Al-Qaïda » (en quelque sorte comme un label) dans leur appellation. Ces groupes bénéficient alors d’une plus grande visibilité et crédibilité dans leurs actions locales violentes et Al-Qaïda s’en trouve renforcer dans sa logique transnationale réticulaire (de réseau). On parle d’ailleurs de la nébuleuse Al-Qaïda. Nous avons par exemple au sein de cette nébuleuse Al-Qaïda dans la péninsule islamique (AQPA) active principalement au Yémen, Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) active principalement en Algérie mais également dans la bande sahélienne, le Front al-Nostra, branche syrienne d’Al-Qaïda de 2013 à 2016 (date de sa dissolution ; il a été remplacé, suite à sa fusion avec d’autres groupes syriens par l’organisation Hayat Tahrir al-Cham, toujours affiliée à Al-Qaïda), Ansar al-Charia, branche libyenne d’Al-Qaïda, ou encore Abou Sayaf, branche philippine d’Al-Qaïda. Il en existe bien d’autres. Ces branches sont plus ou moins proche et soumise à l’organisation centrale dirigé par dirigé Ayman al-Zawahiri depuis la mort d'Oussama ben Laden. Certaines organisations font parfois sécession. C’est d’ailleurs l’une des branches d’Al-Qaïda, Al-Qaïda en Irak qui se désolidarisera de son organisation référente en 2006 pour devenir dissidente sous le nom d’Etat islamique.

L’Etat Islamique est proclamé officiellement le 29 juin 2014 par Abou Bakr al-Baghdadi qui annonce le rétablissement du califat dans la grande mosquée de Mossoul au Nord de l’Irak. L’organisation se donne donc pour mission, dès le départ, de fonder un Etat sur des territoires mal contrôlés par les gouvernements syrien et irakien. Raqqa en Syrie, sera choisi comme capitale de ce tout nouvel Etat. On a souvent opposé la stratégie réticulaire (ou rhizomique) d’Al-Qaïda à la stratégie territoriale de sa concurrente Daesh mais on s’aperçoit que très tôt cette dernière, adopte un fonctionnement similaire à sa grande sœur. L’Etat islamique s’exporte partout où des groupes locaux s’en font le relais. Nous avons par exemple L’État islamique en Libye et l’Etat islamique au Yémen dès 2014, l’Etat islamique d’Afrique de l’Ouest et l’Etat islamique dans le Grand Sahara et Boko Haram à partir de 2015. C’est d’ailleurs ce mode de fonctionnement qui lui permet de survivre malgré ses pertes territoriales très importantes face à l’armée syrienne et irakienne. De même, son activité sur les réseaux internet lui permettent de médiatiser ses actions et de recruter de nouveaux membres.

Pour conclure nous pourrions avancer que l’appréciation de ces différents acteurs non-étatiques illégaux nous permet de constater les limites de plus en plus floue entre catégories d’acteurs. Jean François Gayraud parle de phénomène d’hybridation dans sa théorie des hybrides.

Daesh a été en effet capable de combiner les modes opératoires des groupes terroristes, des mafias, des mouvements de libération nationale, des Etats, des médias, en fonction des contextes auxquels elle a été confrontée, et cela au service de ses objectifs. La Cosa Nostra combine les activités d’un groupe criminel classique, d’une firme multinationale en quête de diversification, d’un Etat exerçant sa souveraineté sur un territoire et a parfois eu recours à des méthodes terroristes sous le règne de Toto Riina. La société Wagner est, comme toutes les sociétés militaires privées, une firme multinationale mais elle a adopté en fonction des contextes des modes de fonctionnement tantôt terroristes pour inspirer la crainte, tantôt mafieux pour se financer sur ses territoires d’intervention quand il ne s’agissait pas de se présenter en mouvement de libération nationale en Russie au cours de la « Marche sur Moscou ». Les mouvements de libérations ne sont pas en reste : le Hamas se comporte comme un proto-Etat dans la bande de Gaza et adopte des méthodes terroristes pour faire avancer sa cause quand les FARC se financent par l’activité majeure des mafias qui est le trafic de drogue.

Cette tendance à l’hybridation laisse entrevoir une complexification des interactions entre acteurs sur la scène internationale et de la compréhension de leurs intérêts multiples, protéiformes.

 

 


Organisation semestrielle: Semestre impair
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Organisation semestrielle: Semestre pair
Organisation semestrielle: Semestre pair
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